Curieuse créature que le Poëtigre...
mais veillons à ne rien exalter de façon trop lyrique.
Après tout, un tigre improvisant des poèmes en
alexandrins au beau milieu d'une steppe désertique n'a en soi
rien de bien "curieux", sans doute. Cependant, il ne lasse pas
d'interloquer les gens de passage, et même ceux de la
région s'arrêtent volontiers pour écouter le
félin... du moins, il le feraient plus souvent s'ils
n'étaient pas incertains de l'humeur de la bête. Car le
Poëtigre est d'humeur aussi changeante que ses rimes sont
irréprochables. En fait, tout dépend de la façon
dont vous l'abordez. Il déteste ceux qui se moquent de sa
poésie ou lui font des remarques sur ses rimes -
ceux-là, il ne se passe pas cinq minutes avant qu'il ne les
dévore. Il réserve le même sort à ceux qui
le flattent de façon trop exagérée pour
être sincère.
Quant à ceux qui restent là sans rien dire, il ne leur fait aucun mal.
S'il a faim, il va même jusqu'à les prévenir de s'en aller jusqu'à ce qu'il ait pris son déjeuner, afin de lui éviter les tentations.
Ceux qui l'agacent un peu, pour une raison plus ou moins obscure, il les en avertit de même ; le tout en vers, naturellement.
Ah oui, j'oubliais de vous dire : il ne supporte pas que l'on cherche à noter ses paroles. La seule écriture qu'il tolère est celle que les enfants tracent du doigt sur le sable.
Ici, je devance votre question : comment les sourds peuvent-ils profiter de ce qu'il compose ? Rassurez-vous : par une incompréhensible particularité accoustique, la voix du Poëtigre atteint même l'esprit de ceux qui n'ont pas d'oreilles.
Le Poëtigre n'est pas un grand méchant loup : il ne se nourrit que de Tortruches, qu'il ouvre sous sa patte lorsque lui vient une petite faim. Et aussi de ces espèces de grandes mouches et des libellules géantes - vous savez, celles qui volent ailes en bas et pattes en haut ? - et que l'on trouve au Sud-Ouest de l'Hiscontie, dans les steppes qui forment la frontière avec le Désert des Trans-Plans. Car c'est là que vit le Poëtigre, à mi-chemin entre la civilisation et l'absurdité du sable ; gardien, en quelque sorte, de cette limite invisible avec le pays qui ne connaît pas le sens. Il se tient là, sur son rocher rouge, point jaune et fauve sur l'horizon qui se confond avec le sol déjà sablonneux mais tranche sur l'infini bleu du ciel.
Là, je l'ai dit, il compose. Il ne parle que par poèmes, même lorsqu'il converse avec les voyageurs ou les enfants. Il se laisse parfois poser quelques questions sans importance - qui êtes-vous ? d'où venez-vous ? où allez-vous ? Simplement, j'existe, je reste là - Nous courons après l'avenir, l'avez-vous vu ? - Il est passé par ici, peut-être passera-t-il par là. Mais il ne se prête à ce jeu de broutilles qu'à une condition : on ne peut lui parler que dans son langage. L'aventurier qui passe par là et espère soutirer au félin quelques bribes du futur qui l'attend devra se plier au jeu de l'alexandrin, composer à son tour des rimes sans qu'elles soient trop misérables, et tourner ses interrogations dans les seules sonorités qui soient agréables à cette hémistiche moustache : celles de la poésie...
Faute de quoi, le Poëtigre aura la dent dure...
Renseignements :
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unique, semble-t-il. |
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Tortruches des steppes, diverses créatures de la faune locale, critiques trop cyniques de sa poésie. |
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celle d'un tigre, en plus long et plus maigre. |
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7 (localement), 1 (ailleurs dans le pays). |
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griffes, pattes souples mais puissantes, crocs luisants, yeux qui ne le sont pas moins. |
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Jusqu'à 15 à la course, mais retourne toujours tôt ou tard sur le rocher qui lui sert de demeure. |
On n'a jamais tenté d'agresser directement ou de tuer le Poëtigre, car celui-ci n'a jamais vraiment tué que des personnes que l'on ne saurait regretter. Mais tout laisse croire que, si un tel événement venait à se produire, le Poëtigre reparaîtrait rapidement quelque part ailleurs à la frontière du Désert, et il serait impossible de retrouver sa dépouille. Certains voyageurs ayant tenté (en vain) la traversée du Désert des Trans-Plans et ayant eu la présence d'esprit de renoncer avant que ce ne soit trop tard ont raconté avoir fait la rencontre d'un grand tigre, assis sur un rocher et parlant par poésies. Etait-ce un autre Poëtigre ? Ou le même, doué d'ubiquité ? Le mystère, semble-t-il, demeure.