Les marchands de MOTS

 

Les Idiomanciens (mot venant de idiome, langage parlé) vendent la chose la plus curieuse qui soit : les MOTS. Les MOTS, objets rares et précieux, possèdent des facultés magiques hautement utiles et appréciables. On vient souvent de très loin pour leur en acheter ; cela explique le prix élevé des MOTS.

Les MOTS sont tout simplement des mots, faits comme les autres mots de lettres et de syllabes. Mais ces mots-là sont particulièrement rares : ils possèdent des capacités magiques (bien que cette magie n'ait rien à voir avec la magie Commune), et c'est ce qui les rend si recherchés. Un MOT n'a pas de forme physique, c'est-à-dire que si on vous montre un MOT, vous ne verrez rien ; par contre, vous "sentirez" sa présence, vous saurez où il se trouve dans votre champ visuel, quelle est son apparence, et vous le reconnaîtrez aussitôt. C'est une impression assez étrange et difficile à décrire, mais on en ressent de semblables en rêve, lorsqu'on voit quelque chose que l'on identifie avec certitude, mais qu'on est incapable de décrire avec précision après le réveil. Un MOT est presque invisible (bien qu'on puisse, avec beaucoup d'attention, distinguer la pâle et faible lumière qu'il émet), mais certains MOTS possèdent des propriétés physiques : ils sont opaques, palpables, sonores, ou encore audibles et touchables. Si l'on voulait, on pourrait construire une maison entière uniquement avec des MOTS - mais vu le nombre de MOTS que cela nécessiterait et la rareté de ceux-ci, ce n'est pas près d'arriver.

Cependant, la plupart des MOTS sont immatériels. Les MOTS sont dotés d'une forme de vie particulière : ils ne possèdent aucune capacité sensorielle, mais "sentent" le monde qui les entoure. On ne peut pas leur parler, ni communiquer avec eux autrement que par une simple empathie. Leur "corps", ou plutôt leur essence, renferme une énergie magique unique, absolument différente de la Magie Commune. C'est une magie intuitive, générée par l'esprit du MOT. Un MOT possède également une conscience extrêmement simple, mais très intelligente. Malheureusement, on sait peu de choses sur la nature exacte de cette intelligence.

Les Idiomanciens sont experts dans la fabrication des MOTS. Pour fabriquer un MOT, un Idiomancien doit d'abord chercher des phonèmes, qui constituent sa matière première, dans les profondeurs du sol. Seuls les grands Idiomanciens savent où trouver les gisements de phonèmes les plus vastes et les plus riches. Pour les atteindre, ils sont contraints de voyager beaucoup, souvent en régions instables, et de creuser des centaines de mètres de galeries (heureusement à une profondeur relativement faible) avant de trouver un filon suffisamment productif.

Une fois qu'il a trouvé un gisement de phonèmes, l'Idiomancien peut commencer à l'exploiter. Il extrait les phonèmes de leur gangue de pierre avec les soins les plus infinis, et les enferme dans sa sacoche, après les avoir rangés dans des fioles pour ne pas les abimer. Les phonèmes sont les ingrédients indispensables à la fabrication d'un MOT. Ils ressemblent à un MOT terminé, mais ils émettent une lueur plus vive, et brillent par pulsations régulières, comme celles d'un coeur qui bat. Ils sont extrêmement fragiles et se désintègrent presque au moindre contact. Ainsi, lorsqu'un Idiomancien creuse un gisement à la recherche d'un phonème, il doit prendre de grandes précautions ; s'il est soigneux, il peut alors récolter les phonèmes. Des Idiomanciens inexpérimentés et peu soigneux dissolvent souvent les phonèmes au moment de la récolte, et leurs confrères expérimentés leur en tiennent sévèrement rigeur.

La récolte des phonèmes est extrêmement minutieuse, mais elle n'est pas sans dangers pour l'Idiomancien. Les phonèmes qui vont servir à façonner les MOTS sont des lettres ou des syllabes simples ; chacune renferme son propre pouvoir, sous la forme d'une "impression", une aura teintée de magie, qui possède plus ou moins d'intensité suivant la nature du phonème. Il existe un nombre incalculable de phonèmes (on en découvre encore de nouveaux de nos jours) ; les Idiomanciens les ont classés en catégories. Il y a des phonèmes doux, durs, rugueux, claquants, dansants, coulants, gutturaux, percutants, etc. Si la plupart sont inoffensifs à leur état primaire, d'autres peuvent être extrêmement violents : ils sont capables de libérer d'un coup toute leur énergie, et se révéler mortels s'ils atteignent trop brutalement l'Idiomancien pendant sa récolte. On ne compte plus les Idiomanciens tués par des percutants, des durs ou des claquants, alors qu'ils creusaient tranquillement dans une galerie de mine. Aussi, nous ne saurions que recommander la prudence à ceux qui souhaitent s'initier à l'art de l'Idiomancie. Heureusement, il existe des précautions élémentaires à connaître, et certains signes peuvent indiquer à l'avance la présence d'un phonème potentiellement dangereux.

Une fois ses phonèmes récoltés, l'Idiomancien regagne son atelier. Là, il ajoute ses dernières trouvailles à sa collection de phonèmes - les plus grands Idiomanciens possèdent parfois jusqu'à cinq mille phonèmes différents dans leur atelier, et près de douze mille au total. Il peut alors se mettre au travail.

Pour confectionner un MOT possédant un pouvoir magique précis, l'Idiomancien doit pouvoir reconnaître les différents phonèmes, et surtout connaître leur classification sur le bout des doigts. Ce savoir lui est indispensable dans le choix des ingrédients qui vont lui servir à sculpter son MOT. L'Idiomancien choisit les phonèmes dans sa collection en fonction de la capacité magique qu'il souhaite obtenir ; ensuite, il les fond entre eux afin d'en faire un BARAGOUIN, c'est-à-dire un mélange grossier. Cette étape est appelée baragouinage. Cela fait, l'Idiomancien commence la partie la plus délicate et la plus longue de son travail : la sculpture proprement dite. C'est la sculpture qui va conférer au BARAGOUIN un pouvoir utile et cohérent, et qui va donner au MOT final sa vie, grâce et sa finesse. Cette étape dure plusieurs heures pour les plus petits MOTS, et souvent près de deux semaines pour les plus complexes. Selon les Idiomanciens, la sculpture est un travail plus minutieux et plus épuisant que celui d'un horloger. Seul les initiés peuvent comprendre ce qui se passe exactement au sein des phonèmes à ce moment de la conception ; les autres ne peuvent qu'admirer le résultat... les MOTS terminés sont de véritables êtres vivants, irradiant la beauté bien qu'ils soient invisibles, dégageant une impression d'harmonie douce et apaisante ; leur capacité magique sera d'une grande utilité à celui qui les portera.

Les MOTS terminés sont provisoirement enfermés dans des bocaux. En effet, un MOT qui n'est pas cantonné dans un espace clos ne tarde pas à s'échapper ; il s'envole alors dans le ciel, où il devient un MOT errant, un MOT sauvage. C'est pour cette raison que la plupart des Idiomanciens sertissent les MOTS avant de les vendre, ce qui en fait de véritables oeuvres d'art magique... et en augmente encore le prix. D'autres, qui rechignent à paralyser ainsi ceux qui sont après tout des êtres vivants, préfèrent placer leurs MOTS dans des écrins de cristal, ce qui leur laisse plus de liberté (et on dit que les MOTS sont encore plus beaux et puissants quand ils sont en semi-liberté).

Les MOTS se vendent plusieurs centaines de pièces d'or, voire plusieurs milliers pour les plus rares et les plus puissants. Ce sont des cadeaux très appréciés des hiscontes, qui voient en eux des esprits de la nature. On porte les MOTS sertis dans des colliers d'or ou d'argent, enfermés dans une fine coquille de cristal, ou encore accompagnés de pierres précieuses. Faire présent d'un MOT à une personne est souvent la déclaration des tendres sentiments que l'on a pour elle ; cela peut être aussi la marque d'une grande estime, ou une récompense pour un service rendu. Le pouvoir magique possédé par le MOT va rendre de grands services à son porteur, qu'il s'agisse d'une aide quotidienne, ou bien d'un secours unique et puissant.

Les MOTS les plus simples se contentent de rendre chaque jour de petits services à ceux qui les possèdent - ils leur portent chance, les rendent plus attentifs à ce qu'ils font, préservent leur santé, etc. Les plus puissants ne servent qu'une seule fois dans la vie de leur porteur, mais les bienfaits qu'ils apportent à ce dernier sont nettement plus conséquents - ce qui est normal, étant donnée la complexité et la minutie de l'assemblage des phonèmes. De tels MOTS sont capables de maintenir en vie leur porteur alors que celui-ci devrait avoir succombé à une maladie ou à ses blessures, le temps qu'on lui apporte des soins ; certains donnent à leur porteur le pouvoir de guérir instantanément toute blessure, qu'elle soit physique ou magique ; d'autres rendent invulnérable aux coups ou aux poisons, ou insensible aux sortilèges. Mais la plupart des MOTS possèdent un pouvoir situé entre ces deux extrêmes : le porteur peut y avoir recours en prononçant le nom du MOT lorsqu'il porte. Vous remarquerez qu'il est inutile de voler un MOT à quelqu'un, car les MOTS sont des êtres vivants doués d'un embryon de conscience, et ils refusent de servir un autre que celui qui les a acquis (excepté si leur porteur meurt, auquel cas ils utiliseront leur pouvoir magique pour revenir entre les mains de l'Idiomancien qui les a conçus - celui-ci les vendra à nouveau, et le cycle recommencera).

La variété de ces pouvoirs est infinie. Cependant, les Idiomanciens se refusent à confectionner des MOTS dont les pouvoirs seraient agressifs - par exemple un MOT qui ferait subir une malédiction aux ennemis de son porteur. Mais les phonèmes permettent de telles combinaisons, et certains idiomanciens peu scrupuleux confectionnent des MOTS aux pouvoirs terrifiants. Bien évidemment, ces pratiques sont clandestines, car formellement interdites par les autorités royales, mais il existe un trafic de ces MOTS qu'il ne faut pas prononcer...

 
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