La Fleure (peniculus fusorii)

par Scabieuse

 

Fleure, brosse à vaisselle et papier crêpon, par ScabieuseNe dépassant généralement pas 30 cm, elle pousse de préférence dans les recoins humides et difficiles à nettoyer de nos appartements mais ne dédaigne pas les rebords d'éviers ou de fenêtres. Car la Fleure ne fuit pas la présence humaine, bien au contraire : sa croissance et son éclat dépendent du psychisme de celui (celle) qui assiste à son éclosion. Plus l'observateur est en état de stress, de surmenage domestique, plus belle est la Fleure, surtout au printemps (" syndrome du ménage de printemps "). Les couleurs de la Fleure sont toujours fraîches, voire criardes. Elle exhale un parfum de chocolat et de dragées et se balance en émettant des sons cristallins (rires d'enfants, clochettes, comptines). Le parfum annonce-t-il l'éclosion ou est-ce l'apparition de la plante qui provoque chez le spectateur une hallucination olfactive précédée d'un sentiment de nostalgie pour l'enfance ? Les avis sont partagés.

Il semblerait que la Fleur se nourrisse de la détresse passagère de celui à qui elle apparaît ; on met en avant le rôle de certaines ondes dont la fréquence augmenterait en cas de sentiment d'incomplétude. Hypothèse écartée par certains scientifiques qui objectent que, sous le poids de la solitude, le sujet submergé de travaux ménagers peut aller jusqu'à s'adresser à sa brosse à vaisselle et que la Fleure n'aurait pas plus de consistance que la plus banale des hallucinations. En l'absence du moindre spécimen de Fleure - rappelons qu'à ce jour l'existence de ce phénomène n'a été révélée que par de rares témoignages - il est tentant de les croire.

Ceux qui avouent avoir croisé la Fleure répugnent à en parler tant elle leur a laissé un mauvais souvenir. C'est que la belle a des effets redoutables. Non seulement les poils urticants qui composent son cœur déclenchent des torrents de larmes, des sanglots paroxystiques, spasmes, tremblements, mais l'arôme tentateur provoque d'incoercibles crises de boulimie. Gavé de chocolat, le sujet ne ressent aucune satisfaction et continue d'en ingérer déraisonnablement. Il bascule rapidement dans de graves difficultés relationnelles (clochardisation, divorce, perte d'emploi…) provoquées par cette obnubilation tenace : retrouver la béatitude enfantine que l'apparition de la Fleure a suggérée. Cette addiction fulgurante est difficile à traiter, les récidives sont inévitables. Une fois surmonté le sentiment de honte qui l'étreint, ayant pris conscience de ses excès, le sujet aura tout intérêt à entreprendre une cure psychanalytique.

Une rapide synthèse des premiers travaux publiés met en évidence les points communs aux victimes : l'apparition de la Fleure exige que l'individu se sente " débordé " (la plante a une prédilection pour l'humidité), isolé au point de prendre pour interlocuteur un instrument de ménage puis, niant l'évidence, de le transformer en fleur pour ouvrir une sorte de parenthèse merveilleuse. Quelle que soit la couleur de ses pétales, la Fleure présente immuablement des feuilles en oreilles de lapin, une tige jaune, un pied palmé, indication très claire de traumatisme enfantin (" syndrome du vilain petit canard ") dont un sentiment d'injustice favoriserait la résurgence (" je suis enfermé (e) à briquer l'appartement alors que mes ailes de géant (e) aspirent à voler ").Il semble impossible d'enrayer l'extension de ce fléau dont la prévalence jusqu'alors féminine tend à s'estomper. Combien d'hommes la Fleure devra-t-elle encore abattre pour que notre pays se donne enfin les moyens de l'éliminer ?

 

(7 avril 2004)


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