L'Île de Black Mór
Film
de Jean-françois Laguionie ; sorti le 11 février 2004.
L'animation européenne s'affirme de plus en plus ces dernières années face aux grands studios tels que Dreamworks, Pixar, Ghibli ou Disney (qui apparaît plutôt sur le déclin, malheureusement). Il ne s'agit pas ici de grosses productions, qu'elles soient préformatées ou de bonne qualité, mais de toute une constellation de dessins animés correspondant chacun à des univers originaux, plus personnels, et dans tous les cas à mille lieues des standards du genre. On en a vu un excellent exemple à l'été 2003 avec Les Triplettes de Belleville ou plus récemment avec La prophétie des grenouilles ou encore Le chien, le général et les oiseaux. Il semble cependant que l'animation soit encore en partie victime d'une réputation de moins en moins fondée, celle de n'être destinée qu'aux enfants. Il serait tout aussi idiot de prétendre vouloir réserver les dessins animés aux adultes, mais enfin il faudrait commencer à savoir aujourd'hui, avec tout ce qu'on a vu de beau ces dernières années, qu'un dessin animé peut s'adresser à un adulte aussi bien qu'à un enfant, et sans se contenter des "références parentales" habituelles chez Disney ou Pixar.
Jean-François Laguionie, élève de Paul Grimault, a d'abord réalisé de nombreux courts-métrages, dont les plus remarqués sont La Demoiselle et le violoncelliste en 1967 ou La traversée de l'Atlantique à la rame en 1978, qui reçoit la Palme d'Or de sa catégorie à Cannes, avant de fonder son propre studio, La Fabrique. Il a écrit plusieurs romans, dont il a porté un certain nombre à l'écran. En 1985, il réalise Gwen, le livre de sable, son premier long-métrage, puis Le château des singes en 1999. L'île de Black Mór a d'abord été imaginé sous la forme d'un roman, puis d'un dessin animé dont l'achèvement n'a pas été sans difficultés (une constante en animation française ?).
L'île de Black Mór narre le voyage du Kid, jeune garçon d'une quinzaine d'années qui s'évade d'un sinistre orphelinat de Cornouailles pour devenir pirate, à l'exemple du redoutable Black Mór dont il a entendu lire les aventures. Le Kid est pourtant loin d'être naïf, mais il semble poursuivre inlassablement la même idée : posséder un navire et égaler Black Mór... Il rencontre Mac Gregor et La Ficelle, deux naufrageurs, qui l'aident à voler le navire des gardes-côtes, "La Fortune", et à prendre la mer. Par la suite, il s'adjoint également un marin déserteur et son singe Jim, puis rencontre Petit Moine. Dans le voyage qui commence à la recherche de l'île de Black Mór, l'équipage se soude ou se divise, et Petit Moine change de visage... Le Kid, de surprises en surprises, a bien du mal à garder son apparente détermination... mais sait-il lui-même ce qu'il cherche vraiment, et ce que cherchent ses compagnons ?
Sur l'écran
Dès les premières images, le style du dessin confirme ce que laissaient entrevoir les affiches : nous sommes bien loin de la profusion de détails d'un Disney ou de la large palette picturale d'un Ghibli. Le dessin est volontairement très simple ; le trait est épais ; il y a peu de détails (ce qui n'empêche pas navires et galions d'être extrêmement réussis). Les couleurs forment de grands aplats sans se fondre jamais les unes dans les autres. On peut rester dubitatif au début et se demande comment entrer dans cet univers où le dessin se rappelle toujours à l'oeil comme dessin, sans jamais tenter de se faire oublier. Et pourtant ! Là aussi, et malgré ce style si radicalement différent, de très belles images attendent le spectateur : non seulement des paysages et des horizons de mer, calme ou déchaînée, mais aussi des personnages auxquels des silhouettes et des visages très épurés donnent beaucoup plus de force, et qui se trouvent campés en quelques traits avec une grande habileté. Le Kid, avec ses cheveux noirs, sa mèche, ses yeux noirs, sa veste bleue, Mac Gregor (le nez, le ventre, la béquille sous le bras), la Ficelle (dégingandé, cheveux filasses, yeux clairs) et une foule d'autres visages de marins entrevus dans une taverne ou sur un quai, restent dans l'esprit dès qu'on les a vus.
L'animation obéit à cette même logique d'épure et ne multiplie jamais les mouvements gratuitement ; elle conserve pourtant une grande aisance et une fluidité qui rendent les personnages, les navires et la mer extrêmement crédibles, et contribuent à plonger le spectateur dans le film, là où la simplicité apparente du dessin aurait pu le rebuter de prime abord. La virtuosité du résultat est d'autant plus appréciable qu'il n'y a pas la moindre trace d'animation 3D : la profondeur n'est pas dans les mouvements de caméra ni dans le relief des décors, tout simplement parce que ce n'est manifestement pas cela qui intéresse le réalisateur ici.
Un tel parti pris de simplicité a pour conséquence d'attirer l'attention du spectateur sur les personnages ; les expressions du visage, les attitudes, prennent une importance qu'elles n'auraient pas pu prendre chez Disney, où le moindre "bonjour" s'accompagne d'une débauche de haussements d'épaules et de sourcils... Autre effet : les couleurs elles-mêmes gagnent en puissance visuelle ; la composition d'une image, l'atmosphère générale de la lumière d'une scène, prennent le dessus sur la richesse ou le réalisme des détails.
Sons, voix, musique
Ce qui aide le spectateur à "rentrer" dans ce dessin animé dans les premières minutes, c'est aussi la richesse de la bande sonore, visiblement très soignée, comme si ce dépouillement de l'image n'était là que pour mieux reporter l'attention sur les voix, les bruitages et la musique. Car la profondeur perdue par le manque de détails à l'image est largement recréée par les bruitages : les bruits de la mer, les craquements du bois des navires, les grincements des poulies, tout y est. Les voix, ensuite, celle du vieil homme qui fait la lecture dans les premières minutes, puis celles des marins, ont une chaleur et une profondeur (là aussi) qui font baigner toute l'histoire dans l'atmosphère d'un récit fait non pas par un conteur, mais par une foule de conteurs. Enfin la musique est tout simplement admirable de finesse et de discrétion ; la plupart du temps ce sont des instruments classiques, mais jamais d'envolée orchestrale, ni rien de massif : on parlerait plutôt de solo ou de deux ou trois instruments à la fois, rarement beaucoup plus ; à cela viennent s'ajouter par endroits des chansons de marins (la principale étant celle qui accompagne le départ en mer du Kid sous le nez des garde-côtes). Il semble que le disque de la musique n'existe pas : il y a largement de quoi en réclamer un !
Le scénario
Je ne veux pas dévoiler les ressorts du scénario à qui n'a pas encore vu L'île de Black Mór, et je ne vais donc pas m'attarder dans des analyses trop longues. Ce qui est sûr, c'est que si la simplicité du dessin et le caractère apparemment conventionnel du scénario (une histoire de pirates, une chasse au trésor) peuvent faire croire à une aimable production pour petits enfants, sachez qu'il n'en est rien, mais alors rien du tout, au contraire. Pour faire court, c'est exactement le contraire de La planète du trésor de Disney. La critique récente a parlé d'un croisement entre Dickens et de Stevenson : on pourrait rapidement assimiler le côté "Dickens" au début où le Kid est prisonnier dans un orphelinat, et aux quelques histoires de famille du scénario, et le côté "Stevenson" à la chasse au trésor et aux pirates. Sauf qu'à mon avis, l'ensemble tient beaucoup plus de Dickens que de Stevenson. S'il y a du Stevenson, on le trouve dans des références et des ressemblances ponctuelles (le singe s'appelle Jim, comme le héros de L'île au trésor, et le personnage de Mac Gregor, avec sa béquille, rappelle un peu Long John Silver) et dans de fausse ressemblances générales (pirates, carte, île... trésor ?). Mais là où Dickens l'emporte, je trouve, c'est dans le léger pessimisme sous-jacent de l'intrigue et des personnages, plus encore que dans le côté "tableau social" de l'orphelinat et des enfants élevés à coups de fouet.
Le personnage du Kid est exemplaire à ce point de vue : contrairement à pas mal de personnages de dessin animé, il est "opaque", ambigu ; le spectateur ne sait jamais vraiment au fond ce qu'il veut, ce qu'il recherche, ni comment il compte y parvenir. Dès le début, le Kid apparaît tourné vers l'action, la décision : il va quelque part, il veut s'évader, il s'évade, trouver un bateau, il en vole un, bref, il va de l'avant ; mais plus l'intrigue avance, plus on se rend compte - plus il se rend compte lui-même - qu'il ne sait pas vraiment où il va. Depuis le début, il est hanté par Black Mór, auquel il s'adresse comme à une apparition fantastique ; il ne se souvient plus de rien sur son enfance avant son entrée à l'orphelinat, et on ne surprendra pas grand-monde en parlant de Black Mór comme d'un père de substitution ; sauf que Black Mór ne dit jamais rien et reste toujours à la frontière entre le réel (il a vraiment existé et ce fut le plus terrible de tous les pirates) et l'imaginaire (le Kid ne le connaît que parce qu'on lui a lu ses aventures) : en fin de compte, Black Mór n'incarne-t-il pas la solitude du Kid, plus qu'un père ou une famille disparus ?
Les autres personnages ne sont pas moins ambigus : Mac Gregor, la Ficelle, le déserteur, sont des marins, des forbans (ils n'hésitent pas à abandonner le Kid à un moment donné) mais ils ne se comportent jamais ni en francs pirates, ni en vrais amis du Kid. Petit Moine est également la source de quelques rebondissements d'importance. Le Kid, de son côté, veut se montrer dur avec ses compagnons, mais ne peut ni vraiment les contrôler, ni se résigner à les abandonner à son tour après s'être fait abandonner par eux ; au moment où il serait plus logique de partir avec Petit Moine, il tient absolument à les retrouver, et à la fin, il change encore d'attitude... D'ailleurs, qui est vraiment cet équipage et qu'espère-t-il trouver ? Ces marins (mais ni le Kid, ni Petit Moine ne sont de vrais marins, alors qu'ils apparaissent vite comme les deux chefs de l'équipage) prétendent agir en pirates, mais n'ont comme seul guide que le livre des aventures de Black Mór...
On l'aura compris, il n'y a jamais de partage tranché entre "gentils" et "méchants", et c'est l'une des grandes qualités du scénario. Même le directeur de l'orphelinat, qui pourrait apparaître comme un méchant "fini", ne l'est pas, et acquiert lui aussi de la profondeur par certains éléments bien placés (mais quel est le mystérieux navire enfermé dans cette bouiteille de verre qui lui est si précieuse ?). Même le Kid n'est pas aussi "gentil" qu'il pourrait l'être : il se trouve à un moment donné en position de libérer les enfants de l'orphelinat, mais rien n'indique, ni qu'il le fait, ni qu'il les a aidés à se libérer eux-mêmes...
Je ne vais pas dire la fin : sachez seulement qu'elle est tout de même bien ambigue sous des airs de happy end, un peu comme ce que sait si bien faire Miyazaki. Au fond, la grande force de ce dessin animé tient aux personnages, même si j'aurais dû insister davantage sur l'atmosphère "marine" du dessin animé et sur le soin apporté à la partie franchement "aventure", grâce aux énigmes de la carte et à l'ombre de Black Mór, qui plane jusqu'à la fin sur toute l'intrigue...
Conclusion
On peut regarder L'île de Black Mór comme un simple dessin animé d'aventures dont la qualité tiendrait surtout à la différence de style par rapport à Disney et surtout à l'absence complète de tous les poncifs et de toutes les ficelles agaçantes des scénarios trop faciles. Mais ce serait manquer toute une dimension du film, et surtout en avoir une vision un peu réductrice. Si on le regarde de façon complètement opposée, comme un dessin animé pour adulte, on y découvre tout un jeu avec le symbolique, qui change le voyage du Kid et de son équipage en une véritable quête existentielle teintée d'une douce amertume. Alors, qu'y voir pour ne rien exagérer ? Les deux, mon capitaine ! C'est ce qui fait la qualité d'une grande oeuvre : la troisième dimension n'y tient pas tant aux graphismes 3D qu'à la multiplicité des niveaux de lecture.