Sur l'imprimerie en Hiscontie

 

L'imprimerie : encore une technologie hisconte victime du Grand Absurde ?

L'imprimerie existe en Hiscontie, mais elle y reste très, très marginale. Elle a été inventée originellement dans les Trois Empires vers 1700 et vaguement introduite en Hiscontie avant le Cataclysme Etrange. Les livres imprimés sont rares, car les imprimeries se comptent sur les doigts d'une seule main. Elles se trouvent dans les grandes villes où l'activité érudite est particulièrement forte : Stalis et Karacy surtout (Rod-Ninos aussi, dans une moindre mesure, mais pas Olmart). Enaq, où l'on a inventé le journalisme avec la première gazette régionale, La Tribune d'Enaq, possède une imprimerie semi-magique (très) expérimentale et assez sujette aux incidents phantasmagoriques.

Les livres imprimés sont en écrasante majorité des sortes de grimoires imprimés, de grande taille, reliés cuir, avec texte serré en fontes illisibles, enluminures minutieuses (en noir et blanc) et une multitude d'ornements chargés. Pour prendre un équivalent avec la réalité, ils ne dépassent pas le stade de l'incunable période Gutenberg. Ils sont très chers à élaborer et à fabriquer, demandent un travail énorme, et sont destinés d'abord à l'Etat royal, puis aux gens riches. Tous les érudits n'en possèdent pas, loin de là. Il existe une collection format poche (type livres imprimés du XVIIIème siècle) mais elle est aussi expérimentale que le journal à Enaq, et bizarrement assez chère aussi. Pour accéder à des livres imprimés, un érudit, à moins d'être très riche, doit se rendre dans une bibliothèque qui en possède, ou, s'il en a la possibilité, utiliser la bibliothèque personnelle de son mécène ou protecteur, généralement noble ou bourgeois.

Outre le prix des machines à imprimer (surtout celles ayant recours à la magie) et la complexité des connaissances techniques nécessaires pour les utiliser, qui est encore très peu répandu, la raison essentielle qui retarde la "révolution de l'imprimerie" en Hiscontie est la très mauvaise réputation qui s'attache aux livres imprimés : on dit qu'ils sont particulièrement sensibles aux effets du Nonsense et que tout texte imprimé finit nécessairement par s'altérer tout seul au point que le contenu d'un livre peut finir par changer du tout au tout ou devenir illisible. Les Effets Phantasmagoriques Spontanés touchant des livres imprimés sont-ils donc si fréquents dans le pays ? En fait, non, et ils restent la plupart du temps minimes : quelques lettres, un ou deux mots par ci par là, mais généralement rien de beaucoup plus grave que des coquilles ordinaires.

L'affaire de la bibliothèque imprimée de l'érudit Sgrobe

Alors, d'où vient cette réputation ? Elle se fonde sur un fait malgré tout bien réel, un EPS spectaculaire ayant affecté d'un coup toute la bibliothèque d'un érudit, en 1715. L'érudit Jerog Sgrobe, membre éminent de l'Université de Karacy, était aussi l'héritier richissime d'une des plus vieilles familles nobles de la ville. Sa grande passion était de collectionner les livres de toutes sortes, aussi bien les publications récentes que les manuscrits anciens, et il s'amusait souvent à mettre ses collègues au défi de lui citer un livre qui ne figurât pas dans l'une de ses bibliothèques (il en avait huit immenses, réparties entre ses trois vastes maisons à Karacy et le splendide château familial situé à quelques verstes de la ville). Au début de 1705, il commanda à un imprimeur de Karacy un nombre considérable de livres qu'il devrait imprimer en reproduisant le texte d'une partie des manuscrits de ses bibliothèques ; il comptait ainsi former une nouvelle bibliothèque, pour rassembler et rendre plus aisément accessibles les textes des meilleurs et des plus précieux livres qu'il avait en sa possession. L'imprimeur fut assez hardi pour accepter, malgré l'ampleur extraordinaire de la commande. Il imprima ainsi entre 1705 et 1715 près de 4000 ouvrages destinés à une seule personne (3993 pour être précis).

Le 12 du mois du Bartuk 1715, il livra à l'érudit la dernière partie de la bibliothèque, et Sgrobe, qui n'était pas trop avare, organisa des festivités somptueuses, dont la ville se souvint longtemps, pour célébrer la fin de l'impression de sa nouvelle bibliothèque, la première entièrement formée de livres imprimés. Il avait disposés les livres dans une vaste pièce de sa maison principale à Karacy qu'il avait fait aménager à cette fin ; il faut reconnaître que l'ensemble avait fière allure et constituait d'ores et déjà un véritable trésor du savoir hisconte. Rien de notable ne se produisit pendant les premiers mois ; Jerog Sgrobe faisait un usage intensif de ses nouveaux livres et les mettait aussi à la disposition de ses amis les plus proches, privilège qu'on leur enviait beaucoup. Mais un beau jour - c'était, pour être précis, le 9 du mois de la Baleine - on s'aperçut qu'en une nuit, le texte de tous les livres avait été altéré de façon incompréhensible : la veille au soir, ils contenaient encore des oeuvres de prose et de poésie, des traités de toutes les sciences et de toutes les sagesses, des bestiaires, des récits de voyages, des dictionnaires ; et ce matin-là, ne figuraient plus sur les pages que des suites de caractères inintelligibles, comme composées au hasard, où apparaissaient parfois, rarement, quelques mots, mais incohérents et sans le moindre rapport avec l'ancien contenu du livre. Pas un ouvrage n'avait échappé à cette mystérieuse catastrophe typographique. Inutile de dire que l'UBRIS, l'agence tri-impériale qui s'occupait à ce moment-là des EPS, ouvrit aussitôt une enquête pour déterminer si par hasard la responsabilité n'en revenait pas tout simplement à un mage malveillant qui aurait ensorcelé la bibliothèque après en avoir déjoué les enchantements protecteurs. Mais les conclusions furent formelles : on ne pouvait accuser la magie, il s'agissait bien d'un effet du Grand Absurde. On versa à l'érudit une maigre somme pour compenser préjudice qu'il avait subi ; mais Jerog, qui avait englouti une bonne part de sa fortune dans cette commande faramineuse, n'eut plus que ses yeux pour pleurer. Cet événement incroyable eut un tel retentissement et frappa si bien les esprits que depuis lors, on est persuadé que les caractères des livres imprimés ne sont jamais stables et finissent toujours par s'altérer de façon absurde. Des années plus tard, il y eut des agents de la Maison de Veille pour faire le rapprochement entre l'affaire de la bibliothèque de Sgrobe et le Cataclysme Etrange qui devait survenir seulement huit ans plus tard, et songer qu'un EPS d'une telle ampleur devait être dû à un regain d'activité du Nonsense observé partout dans le pays à cette époque, bien plus qu'au fait que les livres avaient été réalisés avec la toute dernière technique moderne. Mais les légendes ont la vie dure, et personne n'a encore de preuve solide pour étayer l'une ou l'autre hypothèse.

Mais si vous voulez savoir ce qu'est devenue la bibliothèque de Sgrobe, sachez que son destin n'est pas moins étrange. On dit que Jerog mourut de contrariété, vieux et aveugle, après avoir passé des années à essayer de découvrir comment les textes des livres avaient pu changer tout seuls ; son fils, Ulis Sgrobe, conserva l'ensemble des livres et tenta à son tour de percer le mystère de la bibliothèque, en s'entourant cette fois de ses collègues les plus expérimentés en matière d'Absurde. Mais dans ses dernières années, il devint à son tour Insensé, du moins à les en croire : il était persuadé que la suite inintelligible de caractères contenue dans les 3993 ouvrages de la bibliothèque n'était autre qu'un texte sacré révélé aux Hiscontes par une entité divine qui provoquait toutes les manifestations du Nonsense sur Fantasia. Son étourdissante supposition lui avait été suggéré par la déduction suivante : du simple fait que ce texte absurde s'était retrouvé écrit dans un livre, il devait nécessairement y avoir été placé à dessein par une volonté intelligente désireuse de communiquer avec les Hiscontes, fût-elle plus étrange et impénétrable que tout ce qu'un Fantasien pouvait comprendre. La clé de l'énigme résidait dans l'interprétation de l'intégralité du texte en question, laquelle devait à terme, d'après lui, révéler comment entrer en contact avec ce "Dieu-Fou" et résoudre tous les problèmes en rapport avec le Nonsense. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, sa thèse ne rencontra pas le moindre succès et il mourut sans avoir convaincu plus d'une poignée de fidèles. Mais il avait laissé un fils, qui croyait à ce qu'il disait et continua ses recherches pour interpréter le texte mystérieux, et le fils de ce fils, et les fils de leurs fils après eux, jusqu'à l'époque actuelle. Aujourd'hui, la famille des Sgrobe commence peu à peu à retrouver de l'argent, et le descendant présent de Jerog et d'Ulis, Albbe, entouré d'une quarantaine d'érudits convaincus correspondant avec lui depuis les quatre coins du royaume, ne désespère pas de convaincre enfin les Hiscontes que depuis près de trois cents ans, sur les pages imprimées de milliers de livres, dans une bibliothèque d'une maison de Karacy, la voix du Dieu-Fou parle par le hasard.

Qui sait ce que les Aventuriers croiront quand ils le rencontreront ?

 


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