L'Histoire de Fantasia

 

Genèse

 

" Il y a bien longtemps, si longtemps qu'aujourd'hui nous ne pouvons déterminer avec certitude l'époque à laquelle tout cela eut lieu, il y a bien longtemps, disais-je, existait dans l'une des régions les plus reculées du Multivers un monde nommé Phantasmagoria. Peu de Voyageurs avaient eu la chance de s'y rendre, mais tous ceux qui avaient pu le visiter en étaient revenus transformés, la tête pleine de visions sublimes, et bégayant sans trouver leurs mots tant ils avaient de choses à raconter.

" Ce monde, ce plan d'existence, bien que fort éloigné de tous les autres, s'en distinguait par l'atmosphère de pureté et d'innocence qui l'imprégnait tout entier. Ce n'était pas un monde bien vaste, mais chacun des espaces qu'on y parcourait étonnait par sa beauté et son harmonie naturelle. Ce monde n'abritait qu'un seul peuple, formé cependant par des êtres de toutes formes et de toutes tailles, vivant en bonne intelligence par la communion de leurs esprits. Ce peuple, dont le Temps a, hélas, effacé le nom, avait su respecter l'harmonie dont il était issu, et avait déployé de nombreux talents afin de la compléter de son mieux, sans l'affecter cependant trop profondément. On raconte que les gens de ce peuple avaient été dotés d'une grâce et d'une prestance telle que nul autre n'en approcha jamais ; mais ils gardaient envers ceux qui les visitaient la modestie la plus humble, et jamais ne firent montre du moindre orgueil lorsqu'on admira devant eux la splendeur de la civilisation qu'ils avaient édifiée. Ce peuple adorait de nombreuses divinités, mais cette adoration n'était source d'aucun fanatisme ni d'aucun conflit ayant la religion pour cause. Les dieux dans leur ensemble paraissaient avoir donné leur bénédiction à ce monde, qui apparaissait aux yeux des mortels - fussent-ils, comme nous, de puissants magiciens - si calme, si chaste, si parfait, qu'il semblait un paradis.

" Phantasmagoria, puisse son nom ne jamais sombrer dans l'Oubli, baignait dans une aura de magie si forte, qu'elle aurait dû attirer les mages du Multivers entier. Mais le peuple qui l'habitait, sans doute afin de préserver son harmonie, n'ouvrit jamais aux Voyageurs qu'un unique portail, situé au centre exact du plan, et que l'on nommait la Porte Ombilicale. Seuls quelques rares étrangers parvinrent jusqu'à cette Porte et surent la franchir ; seuls ceux-là purent contempler de leurs yeux ce qui fut l'harmonie véritable.

" Vous vous en doutez, vous qui m'écoutez en ces tristes instants, cette harmonie ne dura pas toujours. Phantasmagoria, pour une raison que nous ne parvenons pas à élucider clairement, dépérit peu à peu comme une rose qui se flétrit, et sombra bientôt dans le chaos le plus total. D'aucuns disent que cette dégénérescence commença bien avant la disparition du plan, d'autres affirment avec force que le peuple indigène de Phantasmagoria, refusant de vivre plus longtemps sans l'harmonie qui l'avait abandonné, précéda le courroux des dieux et mit fin à sa propre histoire par la main d'une puissante magie. La vérité est que nul ne sut, ne sait encore, et ne saura jamais, sans doute, ce qui arriva réellement.

" Tout ce que les Voyageurs de notre Guilde ont pu réunir sur les événements qui advinrent en ces temps de chaos, ce sont quelques bribes, quelques rares vestiges de cette vérité à jamais détruite, quelques récits que les érudits ont su conserver et transmettre jusqu'à nous. On a parlé souvent, dans les textes qui suivirent la découverte de Fantasia par Jockarn, d'une lointaine Ecole Mystique, dont les enchantements déments seraient à l'origine du cataclysme ; on a souvent évoqué un objet marqué par le destin, l'Horloge de l'Armagueddon, dont le tic-tac lancinant et terrible nous rappelle encore aujourd'hui que nous sommes des mortels. Beaucoup pensent de nos jours que ces assertions n'ont rien de véridique, mais la prodigieuse quantité de documents qui y font référence semblent attester la parcelle de vérité qu'elles contiennent. N'attendez pas de moi que je vous révèle enfin ce qui s'est vraiment passé ; n'attendez pas que je vous donne la clé de l'énigme, car nul n'a encore, si je puis dire, retrouvé la serrure que nous devons ouvrir.

" Personne n'est en mesure de reconstituer la véritable nature du cataclysme qui eut lieu ce jour-là. Mais ce qui reste établi une fois pour toutes, c'est que ce cataclysme, qui compte parmi les plus grands jamais observés dans le Multivers, amena la destruction totale du plan d'existence de Phantasmagoria. Ceux qui prétendent en avoir retrouvé des traces à l'autre bout du Multivers sont des menteurs. Phantasmagoria a définitivement disparu ; c'est la date de cette disparition qu'utilisent aujourd'hui les Cinq pour mesurer la chronologie de l'histoire de Fantasia. Nous l'appelons la Référence Chronologique Fantasienne, R.C.F. - ou, si vous souhaitez quelque chose de plus bref, J.

" Ce que nous savons véritablement, c'est que ce cataclysme planaire, au cours duquel disparut Phantasmagoria, amena également à la naissance d'un autre plan d'existence, un autre monde, que l'on commence à peine à explorer aujourd'hui. Ce monde, auquel les Cinq ont donné le nom de Fantasia, représente le plus grand bouleversement jamais vu dans le Multivers - non , chers amis, ne riez pas - un bouleversement bien plus grand encore qu'un simple cataclysme. Avec Fantasia est apparue une force aux proportions planaires - c'est-à-dire qu'elle affecte un monde dans son ensemble, de la même façon que la gravité. Cette force, nous l'appelon le Grand Absurde, mais sa dénomination la plus répandue parmi les populations de Fantasia est Nonsense - le Non-sens. Ce nom suffit à lui seul à définir la force en question. Le Nonsense est l'Absurde matérialisé ; il représente tous les événements que nous sommes incapables de comprendre, soit parce qu'ils n'ont pas de cause, soit parce que leur signification ou leur utilité n'apparaissent pas à nos yeux. Je vois que vous avez des difficultés à suivre ma démonstration. Le Nonsense agit sur le monde. Il y entraîne des changements spontanés, de toutes natures et d'importance variable, dont le point commun est l'impossibilité que nous avons à découvrir leur sens. N'ayez aucune inquiétude, je vous fournirai de nouvelles explications sous peu.

" De nombreux Voyageurs, et de nombreux érudits, se sont penchés sur le lien qu'entretenaient la disparition de Phantasmagoria, l'apparition de Fantasia et l'apparition du Nonsense. A ce jour, nous ne disposons d'aucune explication valable. Cependant, plusieurs théories sont à l'étude. Parmi elles, celle qui nous paraît la plus probable est un phénomène magique spontané provoqué par la libération soudaine d'une forte quantité d'énergie magique dans le Multivers. Ce bouleversement aurait été affecté par l'harmonie naturelle qui régnait sur Phantasmagoria - et, par un simple rapport d'opposition, aurait donné naissance à l'Absurde. Un grand nombre de points restent à éclaircir à ce sujet.

" La plus grande difficulté que rencontrèrent nos Voyageurs lorsqu'ils voulurent explorer Fantasia après son apparition fut l'aura de magie extrêmement puissante qui s'en dégageait. Cette aura troublait la concentration des mages au lieu de leur apporter de l'énergie ; il leur était par conséquent impossible de lancer le moindre sortilège. L'aura allait diminuant avec le temps - d'insoutenable qu'elle était juste après le cataclysme, elle devint petit à petit moins gênante. Nos Voyageurs la supportent aujourd'hui sans grande difficulté. Le premier Voyageur à s'aventurer à la surface de Fantasia fut Jockarn, le Marcheur des Plans. Sa première exploration du plan remonte à soixante-dix ans avant notre ère. Il passa près de vingt ans à la surface, et en rapporta une grande quantité d'informations sur le devisement de ce nouveau monde. Il écrivit entre autres le premier Bestiaire, où il regroupa ses observations sur la faune et la flore de Fantasia. Ce que nous découvrîmes avec lui, et que vous connaissez pour la plupart, eut un énorme impact sur notre Guilde. De nombreux mages traitèrent Jockarn l'imposteur, l'accusant d'avoir inventé ce qu'il avait observé, le tançant pour ses affabulations grotesques. Jockarn répliqua à ces attaques en demandant aux Voyageurs de bien vouloir aller observer par eux-mêmes, et on finit par lui donner raison.

" Hélas, un danger menaçait tous ceux qui s'aventuraient à la surface de Fantasia. Jockarn lui-même, pour être le premier, n'en était pas conscient, et il paya de sa santé mentale la découverte qu'il avait faite. Le Nonsense et la magie étant profondément liés, il semble que tout homme pratiquant la magie est exposé à perdre l'esprit les premières fois qu'il pénètre sur un territoire affecté par le Nonsense. Jockarn mourut fou, et sa mort en dissuada beaucoup parmi ceux qui avaient l'intention de se rendre sur Fantasia.

" Après Jockarn, il se passa de nombreuses années avant qu'un Voyageur ose poser le pied sur le sol de Fantasia. Ce Voyageur vint en 2015 après J. Il avait nom Tybalt, et compléta les observations de Jockarn, tout en les enrichissant de remarques et de théories nouvelles. Tybalt fut le premier des Cinq. A sa suite vinrent ceux que vous côtoyez aujourd'hui : Hansmans, Asako, le Collectionneur, et Brandorn, c'est-à-dire moi-même. Nous formons le premier groupe de Voyageurs à pénétrer régulièrement sur Fantasia. Nous consacrons notre vie à percer son secret et celui du Nonsense, et nous espérons qu'après nous viendront d'autres découvreurs. "

- Brandorn, Voyageur des Mondes, " Traité de Fantasia "

 

Les Temps mythiques

 

" On raconte qu'après le Cataclysme, de nombreuses civilisations virent le jour sur Fantasia. Des peuples de toutes formes, de toutes tailles, naquirent à la surface du monde. On dit que certains d'entre eux étaient les descendants directs de ceux qui avaient habité Phantasmagoria avant sa destruction, mais nous ne pouvons malheureusement avoir aucune certitude à ce sujet. Ces temps anciens se perdent dans la brume de l'oubli et des légendes. Les chroniqueurs d'aujourd'hui narrent maintes épopées, évoquant les guerres survenues dans de lointains pays. On parle de royaumes entiers peuplés de géants, les Marmoréens, dont l'habileté au combat n'aurait eu d'égale que leur science infinie. On parle de ceux du Petit Peuple, les Nains, les Gnomes et les Klok'Tomtes, qui ont sans doute à jamais disparu - à moins qu'ils ne survivent encore quelque part, dans des pays lointains. On conte la fondation de nombreux empires, ceux que l'on nomme les empires mythiques, les premiers qui luttèrent contre les néfastes effets du Nonsense et parvinrent à le repousser : l'empire des Gnomes est le plus connu d'entre tous, même si nombreux aussi sont ceux qui parlent de la Muraille édifiée par les Géants pour abriter leurs terres des effets du Nonsense.

" Hélas, l'Absurde gagnait, semble-t-il, en puissance, et d'années en années ses assauts se faisaient plus forts. Les unes après les autres, ces nations s'écroulaient, balayées par des cataclysmes soudains ou pernicieux. De brillantes civilisations furent anéanties en ces premiers âges - craignons que la nôtre ne vienne un jour les rejoindre dans les récits oubliés.

" Nous avons pu, malgré l'immense quantité de choses que nous ignorons encore, reconstituer certains pans de cette histoire ancienne grâce à nos récents contacts avec d'autres peuples. Ainsi, les Nuagins, ceux qui vivent désormais dans la Stratosphère, se sont volontairement isolés des empires terrestres il y a de cela mille cinq cents ans. Cette décision leur a permis de pérenniser leur nation jusqu'à notre époque. Quant aux Aéro-Nains, il ont aussi gagné le ciel il y a mille ans, mais eux y ont été contraints par la destruction de leur royaume. Sans leur ingéniosité, qui leur a permis de construire des Nefs capables de s'élever loin au-dessus du sol, c'en était fait de leur peuple.

" Il semble que la civilisation klok'tomte ait précédé la fin des empires mythiques. On dit qu'ils furent les premiers Nomades à parcourir Fantasia pour l'explorer, à bord de leurs engins sous-marins plus gros encore que les Rorquals de notre Océan. Même si eux surent éviter le néant qui les menaçait pendant plus longtemps que leurs prédecesseurs, leur nombre diminua au fil des ans et ils s'éteignirent, victimes d'une mystérieuse maladie. C'est du moins ce que disent les contes...

" Huit cents ans après le Cataclysme, les derniers empires mythiques avaient croulé. C'est là que commence notre histoire, dans les ruines de ces cités qui furent probablement celles de nos ancêtres. Aucun d'entre nous ne peut dire d'où il vient ; mais tous, nous connaissons la geste qui jadis unit nos pères. Nomades, regroupés en une vaste multitude, nous parcourions les contrées instables, là où le Nonsense règne en maître sur le monde, et où la logique n'est qu'un mot sans signification. Pendant près de cent ans nous avons erré à la recherche d'un endroit où fonder un état durable ; et durant cette odyssée, nous avons perdu beaucoup des nôtres - bien des fois d'ailleurs notre peuple faillit s'éteindre, décimé par les changements perpétuels et les catastrophes que nous avions à affronter pour survivre. Mais nous savions qu'un jour où l'autre, notre quête prendrait fin, car il est dit que le Nonsense ne peut étendre son influence que sur une partie du monde seulement, et que de temps à autre il doit céder le pas, épargner certaines contrées où l'on peut alors se réfugier.

" C'est ici, sur la terre des hiscontes, que nous avons trouvé le pays où nous reposer et où reprendre nos forces. Voici bientôt mille deux cents ans que notre premier roi, Henyas Fennovar, est monté sur le trône d'Hiscontie. Sa dynastie s'est poursuivie jusqu'en 1595, date de l'arrivée sur nos terres des armées des Trois Empires, qui firent de nous des vassaux et de notre royaume une simple province. Les Rois-Lézards Hiscascirs ne furent cependant pas des tyrans, et les contacts que nous liâmes alors avec le reste des Empires nous furent plus que profitables. Les Chaomanciens, leurs puissants enchanteurs, semblaient capables de repousser le Nonsense et de stabiliser des régions entières par magie. Mais malgré leur puissance, ils ne furent hélas capables, ni de prévoir, ni d'empêcher leur fin inéluctable. Le Nonsense fit disparaître l'ensemble des Empires sous les sables d'un désert hostile et insensé, le Désert des Trans-Plans. Ce que nous appelâmes alors le Cataclysme Etrange engloutit ces riches contrées en moins d'une journée, tandis qu'en Hiscontie toute présence des tri-impériaux disparaissait, victime d'une série d'incidents inexplicables. Nous sûmes alors combien vaine était notre retraite, et combien dangereux les tours du Destin.

" A présent, notre nation prospère ; libérés du joug tri-impérial, notre royauté s'est rétablie sous le commandement de la dynastie Tifelmas, lointaine héritière des Fennovar. Nous multiplions les expéditions vers l'extérieur du pays, et tentons de renouer contact avec les peuples de la Stratosphère : les Nuagins et leur empire enchanté, ainsi que leurs adversaires, les Aéro-Nains dans leurs bourdonnantes cités de métal.

" Mais nous ne devons pas pour autant nous croire inexpugnables. Le Nonsense est toujours là, à nos portes - il guette, et de temps à autre se manifeste au beau milieu de nos villes ou de nos campagnes, pour nous rappeler qu'un jour viendra où nous serons de nouveau jetés sur les chemins - privés d'un toit où s'abriter, d'un foyer où se réchauffer, de remparts pour nous ceindre. Les Trois Empires, ces vastes royaumes nés il y a huit cents ans, n'ont-ils pas été engloutis en un jour par les sables du Désert ? un même sort nous guette peut-être. Rien n'est plus incompréhensible que l'Absurde, et plus que jamais l'avenir est incertain. "

- Ecrym, maître-mage de l'Institut Pyramidal de Stalis, Hiscontie